Challenges

Montagnes russes

La science-fiction appliquée à la gestion d’actifs.

- Alice Fulwood, Wall Street correspond­ent, The Economist

Dans The Gap in the Curtain, le roman de John Buchan publié en 1932, un scientifiq­ue montre à cinq cobayes un journal qui paraîtra un an plus tard. Deux des cas y lisent leur nécrologie et passent l’année à se démener comme des fous afin d’échapper à leur sort. Le jour de la parution, l’un s’aperçoit qu’il s’est trompé : « sa » notice nécrologiq­ue était celle d’un homonyme. L’excentriqu­e gestionnai­re de fonds Hugh Hendry a qualifié l’ouvrage de « meilleur manuel d’investisse­ment jamais écrit » car il lui avait appris à se préoccuper et de la trajectoir­e et de la destinatio­n des prix des actifs. En octobre 2023 les actions américaine­s telles que mesurées par l’indice S & P 500 évoluaient aux alentours des 4100 points. Si elle avait pu jeter un coup d’oeil à travers l’échancrure du rideau à différents moments de 2021, 2022 et 2023, votre correspond­ante aurait pu constater qu’à la fin de 2023 les actions se situaient à peu près au niveau auquel elles étaient à ces moments-là. Mais cela n’aurait pas révélé grand-chose sur les hauts et les bas qu’elles allaient connaître en cours de route. En 2021, en plein marché haussier, les investisse­urs pouvaient croire à un plateau serein. En 2022, alors que les actions plongeaien­t sous l’effet de la hausse des taux d’intérêt, ils pouvaient penser que le resserreme­nt monétaire avait pris fin. Au lieu de quoi les graphiques des actions américaine­s sur trois ans font des montagnes russes alternant ascensions régulières et plongeons brutaux. Aujourd’hui la situation est encore plus étrange que dans un roman de science-fiction. En dépit de hausses extrêmes et continues des taux d’intérêt qui ont causé la chute de plusieurs banques de taille moyenne au printemps 2023, le taux de chômage n’est toujours qu’à 3,8 %. Et malgré la forte croissance économique toujours en cours, l’inflation est plus gérable. En 2023 les marchés se sont accommodés de ce mélange inhabituel de forte croissance, d’inflation modérée et de taux d’intérêt élevés, même s’ils n’ont pas toujours pu éviter des zones de fortes turbulence­s.

Signaux d’alarme

Mais la destinatio­n n’est que la moitié de l’histoire. La trajectoir­e est tout aussi importante. Il est difficile d’imaginer que des taux encore plus élevés ne provoquent pas de nouvelle casse dans le système financier américain, peutêtre même au point de contrarier la croissance économique. Des signaux d’alarme se font déjà entendre dans l’immobilier commercial, et la valeur de nombreux actifs bancaires aura encore baissé en 2023 en raison de la hausse des taux d’intérêt. Les banques dites « fantômes » qui ont surgi dans le domaine du prêt commercial pourraient connaître des difficulté­s si la croissance ralentissa­it. Beaucoup de ces risques sont d’ores et déjà visibles. Aucun jusqu’ici n’a freiné la croissance ni refroidi l’enthousias­me des investisse­urs. Les plus optimistes veulent croire à un atterrissa­ge en douceur dans lequel la croissance reste forte et l’inflation redescend doucement, et où la Fed peut commencer en 2024 ou 2025 à ramener peu à peu ses taux à des niveaux moins élevés. Ce scénario provoquera­it à coup sûr une remontée vers des records jamais enregistré­s (les actions sont aujourd’hui à environ 13 % de moins que ce niveau). Avoir jeté par l’échancrure du rideau, en 2021 ou 2022, un coup d’oeil à octobre 2023 n’aurait pas permis à un investisse­ur de comprendre la folle imprévisib­ilité des marchés financiers postpandém­ie. En 2024 les marchés pourraient s’aventurer sur des territoire­s inexplorés. 

Newspapers in French

Newspapers from France