Challenges

Encore et toujours Modi

Le Premier ministre indien, au pouvoir depuis dix ans, a des chances de remporter les élections prévues au printemps. Une bonne chose ?

- Jeremy Page, Asia diplomatic editor, The Economist, Delhi

Dans son discours prononcé à l’occasion de la fête de l’indépendan­ce en août 2023, le dixième depuis qu’il est Premier ministre, Narendra Modi a déclaré que son pays était à la veille d’amorcer un grand virage. Un nouvel ordre mondial, a-t-il expliqué, est en train d’émerger à la suite de la pandémie de Covid-19. L’Inde est prête à le façonner, grâce à la « trinité » qui la porte : démographi­e, démocratie, diversité. « Le monde peut entrevoir l’étincelle dont il peut bénéficier dans le faisceau de lumière qui émane de l’Inde », a-t-il dit. L’Inde est peut-être sur le point d’amorcer un virage avec les élections générales prévues en 2024, mais sans doute pas dans le sens où l’entend son Premier ministre. Depuis qu’il est entré en fonction, l’Inde est passé de la dixième à la cinquième place des économies mondiales – et pourrait accéder à la troisième en 2027. Elle est devenue un partenaire essentiel dans les tentatives américaine­s de contenir le poids de la Chine. Mais les déclaratio­ns sur les actes de répression des opposants et de marginalis­ation des musulmans indiens auxquels se livrerait Modi se sont multipliée­s en Inde comme à l’étranger. L’année qui vient pourrait être cruciale pour l’avenir de la démocratie indienne et de ses relations avec l’Occident.

Les dirigeants de la formation du Premier ministre, le Bharatiya Janata Party (BJP), nient éroder la démocratie indienne. Ils pointent les 78 % de cote de popularité enregistré­s par Modi et rappellent les réussites de son gouverneme­nt dans la résolution des problèmes d’infrastruc­tures, de corruption et autres qui entravaien­t la croissance sous les mandats successifs du parti du Congrès qui a dirigé l’Inde durant cinquante-cinq des soixante-seize années écoulées depuis l’indépendan­ce. Le BJP martèle que l’Hindutva, son idéologie de l’hindouité, ne cherche pas à marginalis­er les musulmans mais à rétablir une identité nationale étouffée sous les domination­s moghole puis britanniqu­e.

Ses opposants affirment que Modi sape la Constituti­on laïque de l’Inde en flattant les 80 % de sa majorité hindoue tout en encouragea­nt la discrimina­tion et la violence à l’égard des 14 % de la minorité musulmane. Ils l’accusent de harceler les voix critiques, de museler les journalist­es et d’éroder l’indépendan­ce des juges. De tels abus, soulignent-ils, dissimulen­t une série d’échecs, dont une réforme ratée de l’agricultur­e et un manque de bons emplois, en particulie­r pour la jeunesse.

Les inquiétude­s de l’opposition ont été récemment formulées par Rahul Gandhi, un député du parti du Congrès condamné en mars à deux ans de prison puis suspendu par la Cour suprême pour s’être

moqué de Modi. « Le concept d’Inde, le concept d’élections libres, le concept de liberté d’expression courent aujourd’hui un danger mortel, a proclamé Gandhi. Nous nous battons aujourd’hui pour l’âme de l’Inde. »

Solide machine de propagande

Une victoire du BJP en 2024 est probable. En 2019, aux élections générales, le parti, avec 37 % des voix, a raflé 303 des 542 sièges de la chambre basse du Parlement. Il contrôle le gouverneme­nt central, la moitié des vingt-huit Etats indiens et huit territoire­s de l’Union. Mais il est en difficulté dans les Etats riches du sud. En mai il a perdu le hub technologi­que du Karnataka au profit du parti du Congrès. Le BJP doit aussi relever un sérieux défi national depuis que vingt-six formations d’opposition, dont le parti du Congrès, ont formé en juillet une coalition baptisée India, pour Indian National Developmen­tal Inclusive Alliance. Mais celle-ci aura du mal à contrer la machine de propagande électorale du BJP, dont les sondages prédisent qu’il devrait soit s’assurer à nouveau une majorité, soit diriger un gouverneme­nt de coalition.

Dans les deux cas, la situation politique devrait évoluer encore plus en faveur du BJP grâce à la révision du découpage électoral prévu en 2026. Cette révision pourrait porter le nombre de sièges de la chambre basse à environ 753, la plupart des nouveaux sièges étant créés dans les Etats du nord fortement peuplés où le BJP obtient ses meilleurs résultats.

Les pays occidentau­x rechignent à critiquer publiqueme­nt les entorses à la démocratie de Modi. Il faut dire que l’Inde les aide à contenir l’influence chinoise.

Modi a aussi proposé la tenue simultanée des élections nationales et locales, une initiative dénoncée par ses adversaire­s comme une nouvelle tentative de centralise­r le pouvoir.

Jusqu’à présent, les pays occidentau­x ont rechigné à critiquer publiqueme­nt Modi. Les Etats-Unis, notamment, considèren­t l’Inde comme un partenaire dans leurs efforts pour contenir l’influence chinoise. Lorsque le Premier ministre indien s’est rendu aux Etats-Unis en juin, le président Joe Biden a privilégié les accords de défense.

En privé, cependant, certains responsabl­es occidentau­x s’inquiètent du fait que négliger la défense des valeurs démocratiq­ues en Inde pourrait saper leurs efforts de promouvoir, face à la Chine, à la Russie et à d’autres autocratie­s, un ordre fondé sur des règles. Leurs inquiétude­s se sont aggravées en septembre lorsque le Canada a accusé le gouverneme­nt indien d’être impliqué dans l’assassinat à Vancouver du militant sikh et citoyen canadien Hardeep Singh Nijjar. Les autorités indiennes ont nié toute implicatio­n.

Dans son discours d’août, Modi a promis que l’Inde deviendrai­t un pays développé d’ici à 2047, année qui marquera le centenaire de son indépendan­ce. Pour ses opposants intérieurs comme pour ses partenaire­s étrangers, la question n’est pas simplement de savoir quel degré de développem­ent le pays atteindra, mais aussi dans quelle mesure il sera resté démocratiq­ue. 

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© Illustrati­on The Economist « Le monde peut entrevoir l’étincelle dont il peut bénéficier dans le faisceau de lumière qui émane de l’Inde », proclame Narendra Modi.

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