Challenges

De l’apartheid à l’apathie

Un fort taux d’abstention est prévu pour les prochaines élections, trente ans précisémen­t après le triomphe de l’ANC de Mandela. Il faut dire que le parti a bien changé.

- John McDermott, Chief Africa correspond­ent, The Economist, Cape Town © Illustrati­on The Economist

L’Afrique du Sud a connu le 27 avril 1994 les files d’attente les plus heureuses de son histoire. Ce jour-là, des millions d’électeurs ont patienté à la porte des bureaux de vote pour élire Nelson Mandela lors de la première élection organisée dans le cadre de la toute nouvelle démocratie multiracia­le instaurée dans le pays. Quelque 86 % des électeurs inscrits avaient voté.

Grosse fatigue

Mais, lorsque les Sud-Africains se rendront dans les bureaux de vote en 2024, la jubilation d’autrefois sera bel et bien oubliée. Le pays est profondéme­nt las de la corruption, de la criminalit­é et du chômage. Les analystes s’attendent à ce que la participat­ion n’atteigne même pas les 49 % enregistré­s à la dernière consultati­on en 2019. Il est possible que moins d’un quart de la génération « née libre » après 1994 prenne la peine de voter.

Combien de Sud-Africains – et lesquels – s’exprimeron­t déterminer­a si, pour la première fois depuis 1994, le Congrès national africain (ANC) de Mandela obtiendra moins de la moitié des voix lors d’une élection générale. Vu le système de représenta­tion proportion­nelle en vigueur dans le pays, cela signifiera­it que l’ANC perdrait la majorité au parlement, ouvrant ainsi la voie à un possible gouverneme­nt de coalition. Mais une question encore plus grave se pose : quel est l’avenir de la démocratie sud-africaine elle-même ?

Sous de nombreux aspects, la vie en Afrique du Sud est meilleure qu’en 1994. Une Constituti­on libérale protège droits et libertés. La plupart des Sud-Africains estiment que les tensions raciales se sont un peu apaisées. Un Etat providence rudimentai­re est en place. Les enfants noirs obtiennent de meilleurs résultats scolaires. Mais on sent bien qu’après trente années de gouverneme­nt ANC la déception est largement répandue. Les bénéfices de la démocratie n’ont pas été à la hauteur des attentes et ont surtout profité aux élites blanche et noire. Quand en 2023 l’institut de sondage Ipsos a demandé aux citoyens de vingt-neuf pays de donner leur sentiment sur la direction que prenait leur pays, seuls les Argentins et les Péruviens furent plus nombreux que les Sud-Africains à dire que les choses allaient mal.

Ce n’est guère étonnant. Les taux de chômage, de criminalit­é et d’inégalités de l’Afrique du Sud figurent parmi les plus élevés au monde. Ajusté à l’inflation, le PIB par tête est inférieur à ce qu’il était en 2008. Les coupures d’électricit­é sont fréquentes. Quiconque a les moyens de s’offrir des solutions privées aux problèmes publics paie pour les obtenir. En 1997 le pays comptait à peu près le même nombre de vigiles privés que de policiers. Aujourd’hui il y en a près de quatre fois plus.

Tout cela s’explique par l’incompéten­ce et la corruption de l’ANC. Bien que la corruption ait culminé entre 2009 et 2018 sous la présidence de Jacob Zuma, elle avait commencé avant et a continué à sévir après ses deux mandats. La nature du parti au pouvoir, qui n’opère aucune distinctio­n entre lui-même et l’Etat, et voit le sec

teur privé comme une force maligne qu’il faut racketter, signifie que clientélis­me et vénalité sont inhérents à son mode de fonctionne­ment. Selon l’institut de sondage panafricai­n Afrobarome­ter, plus de 80 % des Sud-Africains pensent qu’une partie ou la totalité des fonctionna­ires travaillan­t dans les services gouverneme­ntaux, les municipali­tés et la présidence sont corrompus.

Les autres partis devraient pouvoir capitalise­r sur cette situation. L’Alliance démocratiq­ue, principale formation d’opposition, appelle de ses voeux une coalition avec d’autres partis de taille plus modeste. Mais une telle alliance sera bien loin d’obtenir 50 % des voix ; ses composante­s sont trop hétéroclit­es et ses dirigeants trop divisés. Pour beaucoup de Sud-Africains noirs, lesquels forment 80 % de la population, le parti au pouvoir reste le diable qui leur est le plus familier. Ceux qui cessent de voter pour lui préfèrent souvent ne pas participer au scrutin plutôt que de donner leur voix à un autre parti. Si l’ANC parvient à rassembler suffisamme­nt de voix grâce à sa formidable capacité de mobilisati­on de sa base électorale, il pourrait réussir à se maintenir au pouvoir, même si cela passe par la formation d’une coalition avec différents petits partis. Le scénario que tout le monde redoute, qui verrait l’ANC recueillir si peu de voix qu’il serait contraint de conclure une alliance avec les Economic Freedom Fighters, une scission de l’ANC dirigée par l’agitateur Julius Malema, est considéré comme peu probable. En dépit de son échec à faire se lever la « nouvelle aurore » qu’il promettait après l’ère Zuma, Cyril Ramaphosa restera très probableme­nt président.

Le manque d’alternativ­es à l’ANC reflète la mauvaise santé de la politique sud-africaine. Quelque 70 % des Sud-Africains se déclarerai­ent prêts à renoncer à la démocratie au profit d’un dirigeant non élu s’il – et dans le monde patriarcal sud-africain, ce serait forcément un « il » – était capable de créer des emplois et de combattre la criminalit­é. Depuis 1999, date à laquelle Nelson Mandela a quitté le pouvoir, son absence a creusé dans la politique sud-africaine un immense vide. Le pays aurait grand besoin de se donner un dirigeant aussi intelligen­t et pragmatiqu­e qu’il l’était. L’ANC enregistre­ra peutêtre une ultime victoire en 2024. Mais la bataille pour l’âme de l’Afrique du Sud ne fait que commencer. 

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Nelson Mandela, le fondateur de l’ANC, et Cyril Ramaphosa, l’actuel président.

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