La vie sans papier
Notre nécrologue pleure la disparition des billets papier, s’exprimant à la manière de la poétesse Ogden Nash.
Une tablette de cheminée meuble une pièce, c’est vrai, Mais depuis peu la mienne a l’air toute nue
Sans ses cartes d’invitation.
De vrais bristols d’invitation, je veux dire, des cartes rigides sur papier glacé avec bordure dorée et police Copperplate,
Le genre de cartes qui impressionnera les Amstrong-Baxter quand ils viendront, ou les Finkelstein-Ferrer,
Et les rendra immensément jaloux.
Ma foi je dois reconnaître qu’il y a vraiment de quoi être jaloux, car ce genre de cartes évoque des visions de splendeur, dans la maison comme à l’extérieur, panneaux de chêne et tapis d’Aubusson, terrasses en marbre et pelouses impeccables, cravate noire et jolies femmes, plateaux en argent et carrosse à onze heures. Et pas mal d’autres choses que je choisirais
Pour mon petit coin de paradis.
Mais hélas les deux dernières invitations Ne sont pas arrivées dans ma boîte aux lettres, Mais sont apparues sur mon écran, Aussi virtuelles que le Saint Esprit, Un mariage sans papier et une soirée, Glissant hors de leurs enveloppes parmi de vaporeux paysages de roses et de cerf bondissant pour rester à flotter mollement devant mes yeux.
Pas le moindre RSVP, mais deux vulgaires options « Assistera » ou « N’assistera pas » A la fois grossières et péremptoires, Sans rien de grandiose ni de beau A mettre sur ma cheminée
Pour rehausser mon statut à mes propres yeux.
Prenez à présent les billets de concert,
Façon de parler puisqu’aussi bien
On vous les remet maintenant
Sur un écran, ce qui n’est pas pratique
Quand ils sont enfouis au fin fond d’un mail
Que je m’évertue à faire défiler comme un fou sans arriver à mettre la main dessus.
D’ailleurs ces billets aussi avaient un certain cachet sur la cheminée, ils étaient de bon goût, et, quoique discrets d’un aspect soigné, attestant que j’aimais aussi bien assister à une pièce de Pinter qu’écouter un gala de jazz ou une symphonie de Malher.
Ah ! qu’ils évoquaient bien le brouhaha
Du théâtre, l’atmosphère enfumée du club ou les murmures étouffés de l’opéra, le bref instant de silence avant que la baguette retombe, et les applaudissements !
Hélas, trois fois hélas pour mes vieux amis de papier, Noyés dans le flot impétueux de l’Histoire !
Les billets de diligence étaient de beaux documents manuscrits
Qui vous permettaient de voyager de New York à Elizabeth, New Jersey,
Dans un inconfort maximum sur un minimum de ressorts Cramponné au plafond dans votre couverture,
Car seuls les mauviettes et les chroniquement sensibles Voyageaient à l’intérieur,
Et le whisky n’était pas fourni.
Mais les tickets dans toute leur splendeur
Sont arrivés avec l’avènement de la vapeur,
Quand d’innombrables et indolents gratte-papier en manches de chemise et visière, le trognon de cigare coincé derrière l’oreille, ont laissé place à une machine rapide qui, quoi que vous désiriez : train, bateau ou spectacle, vous crachait votre billet aussi vite que cela se faisait à l’époque, il y a de cela une éternité.
Un billet de train était un compagnon
Que vous pouviez sans raison mais avec plaisir palper au fond de votre poche ou bien insérer dans le ruban de votre chapeau, où le contrôleur, s’il était quelque peu attentionné, pouvait le vérifier sans interrompre votre sieste.
Alors qu’aujourd’hui, quand on vous demande de prouver que vous avez payé
Pour vous rendre de Great Neck à Yellowstone via Des Moines, La preuve est dans votre téléphone
Dont vous risquez de vous apercevoir, après qu’on vous a réveillé sans ménagement, qu’il s’est déchargé pendant le trajet.
Ainsi, alors qu’autrefois un ticket était l’assurance que le voyage que vous aviez prévu, pour lequel vous aviez fait vos bagages
Et envisagé de souscrire un deuxième emprunt pour vous l’offrir, Aurait réellement lieu,
Aujourd’hui tout cela semble beaucoup plus incertain.
Je reproche aux cartes d’embarquement cette manière moderne d’effectuer toutes les opérations importantes de la vie par téléphone et scanner, car elles ont été les premières à nous convaincre que pouvoir décoller avec un simple QR code n’était pas une promesse en l’air et qu’en plus de cela nous protégerions la planète et réduirions la déforestation grâce à ces nouvelles façons de faire. Personnellement je préférerais découvrir le numéro de mon siège, si c’est une place couloir ou hublot, et le numéro de ma porte d’embarquement sur le carton blanc qu’on m’aurait donné plutôt que ce soit un algorithme quelconque qui me l’apprenne.
C’est pourtant l’époque dans laquelle nous vivons, Et nous devons accepter le fait
Que la réalité s’est inversée:
Le numérique est devenu le substantiel, Tandis que carton et papier ne sont plus que brume et vapeur.