Challenges

Fenêtre de transition

Les superpuiss­ances énergétiqu­es seront celles qui, ignorant les critiques, joueront sur tous les tableaux.

- Matthieu Favas, Commoditie­s editor, The Economist © Illustrati­on The Economist

La transition vers un monde neutre en carbone devrait, du moins en théorie, améliorer la situation de la planète. Beaucoup de pays dépendront moins des importatio­ns de pétrole et, ainsi protégés des variations des prix, feront de grosses économies. Ceux qui exportent des éoliennes, des térawatts-heures de capacité de réseau et des métaux entrant dans la fabricatio­n des Tesla engrangero­nt des rentes fort lucratives. Même les anciens Etats pétroliers pourront prospérer s’ils savent utiliser leurs raffinerie­s réaménagée­s et leurs pipe-lines, ainsi que le vent et le soleil, pour produire de l’hydrogène.

En pratique, la transition vers le Net Zéro carbone promet d’être cahoteuse. Modifier les schémas de consommati­on énergétiqu­e et redéfinir les flux des échanges commerciau­x consacrera de nouveaux gagnants et de nouveaux perdants. En 2024 cette divergence commencera à devenir plus visible. Mais cela ne se traduira pas par, d’un côté, la défaite des fournisseu­rs de ressources à base de combustibl­es fossiles et, de l’autre, par le triomphe des fournisseu­rs d’énergie verte. Il y aura des gagnants et des perdants dans les deux camps.

Les pays producteur­s de métaux qui exploitero­nt simultaném­ent leurs ressources vertes seront les seuls à s’enrichir.

Vers une implosion de l’Opep

Pendant la transition le monde continuera à consommer des hydrocarbu­res. L’Agence internatio­nale de l’énergie (AIE) prévoit que la demande en pétrole atteindra son pic avant 2030, mais les coups d’arrêt au verdisseme­nt que l’on a pu observer en 2023 montrent qu’elle ne devrait pas refluer rapidement. Dans le même temps la pression des investisse­urs et les doutes sur la demande à long terme font que seules les entreprise­s des Etats du Golfe et d’Amérique latine dépensent de grosses sommes pour prolonger l’approvisio­nnement. Cela va concentrer les juteuses rentes pétrolière­s entre les mains d’une poignée réduite d’exportateu­rs. Au final, l’Organisati­on des pays exportateu­rs de pétrole (Opep), dont les membres sont en désaccord sur la meilleure façon d’aborder la transition, pourrait imploser, permettant à des pétro-Etats à bas coût de s’emparer de nouvelles parts de marché. La demande de gaz se maintiendr­a encore plus longtemps, ce qui permettra au trio qui en exporte le plus sous forme liquide (Amérique, Australie et Qatar) d’engranger de substantie­ls bénéfices. Même le charbon conservera son attrait jusque dans les années 2040. Aussi longtemps que la grande consommatr­ice d’énergie qu’est l’Asie en demandera, l’Australie et l’Indonésie, les mieux placées pour desservir la région, n’auront aucun scrupule à empocher des dollars sales.

Mais, tandis que la richesse pétrolière continuera d’affluer, de nombreux pétro-Etats échoueront à préparer leur économie pour l’avenir et finiront par en pâtir. Les importateu­rs d’énergie en Afrique, en Europe et en Asie devront régler leurs hydrocarbu­res au prix fort. La reprise de l’économie mondiale entraînera une augmentati­on de la demande de pétrole alors même que l’Europe et l’Asie rivalisero­nt pour se procurer du gaz. Sauf crash mondial, les pays importateu­rs, de l’Allemagne au Japon, pourraient connaître des prix élevés pendant encore une décennie, voire plus.

Les conséquenc­es de l’électrific­ation seront elles aussi nuancées. La ruée pour atteindre les objectifs de décarbonat­ion va créer une forte demande pour les métaux (cobalt, cuivre, lithium et nickel) essentiels au fonctionne­ment des centrales électrique­s vertes, des réseaux et des véhicules électrique­s. En 2024 cette perspectiv­e pourrait accentuer les inquiétude­s économique­s à moyen terme, ce qui provoquera­it une nouvelle flambée des prix des métaux. Toutefois, avec des technologi­es propres encore en mutation, une demande s’ajustant à la hausse des prix et de nouveaux approvisio­nnements importants, le marché de nombre de ces minéraux pourrait connaître des périodes de fortes turbulence­s, ce qui prendrait les exportateu­rs à contrepied. Beaucoup de ces pays, inexpérime­ntés en matière d’exploratio­n minière, auront du mal à gérer la volatilité. Le coût de la difficile mise à l’arrêt intermitte­nte des mines et la dispersion géographiq­ue des gisements rendent improbable la création d’une Opep des métaux. Seule une poignée des plus avisés s’enrichiron­t en vendant du vert.

Par ailleurs, le boom ne durera pas éternellem­ent : une fois qu’il y aura suffisamme­nt d’éoliennes en activité et de voitures électrique­s sur les routes, l’appétit pour les métaux verts se stabiliser­a à un niveau moindre. Des rentes plus durables échoiront aux pays en mesure d’exploiter un fort ensoleille­ment, des vents réguliers et des cours d’eau abondants pour produire en quantité une électricit­é verte dont ils n’auront pas l’usage. Dans certains cas la dotation inégale des ressources exacerbera les différence­s régionales : la mer du Nord venteuse et la Méditerran­ée ensoleillé­e devraient s’en sortir, tandis que la nuageuse Europe continenta­le sera à la peine. Les plus chanceux seront les pays pouvant combiner plusieurs types de ressources leur permettant d’assurer une fourniture continue d’énergie renouvelab­le. Les pays à faible population pourront mettre à profit leur production excédentai­re pour attirer sur leur territoire des industries à forte consommati­on énergétiqu­e. D’autres chercheron­t à exporter leurs excédents, sous forme d’électrons ou sous celle de carburants liquides. Les superpuiss­ances énergétiqu­es de la transition seront celles qui, ignorant les critiques, joueront sur tous les tableaux : elles continuero­nt à fourguer des énergies fossiles et à creuser des mines tout en boostant les renouvelab­les. Aucun pays ne fait tout ça pour l’instant. Les plus gros lots de la transition sont encore à saisir. 

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