Fenêtre de transition
Les superpuissances énergétiques seront celles qui, ignorant les critiques, joueront sur tous les tableaux.
La transition vers un monde neutre en carbone devrait, du moins en théorie, améliorer la situation de la planète. Beaucoup de pays dépendront moins des importations de pétrole et, ainsi protégés des variations des prix, feront de grosses économies. Ceux qui exportent des éoliennes, des térawatts-heures de capacité de réseau et des métaux entrant dans la fabrication des Tesla engrangeront des rentes fort lucratives. Même les anciens Etats pétroliers pourront prospérer s’ils savent utiliser leurs raffineries réaménagées et leurs pipe-lines, ainsi que le vent et le soleil, pour produire de l’hydrogène.
En pratique, la transition vers le Net Zéro carbone promet d’être cahoteuse. Modifier les schémas de consommation énergétique et redéfinir les flux des échanges commerciaux consacrera de nouveaux gagnants et de nouveaux perdants. En 2024 cette divergence commencera à devenir plus visible. Mais cela ne se traduira pas par, d’un côté, la défaite des fournisseurs de ressources à base de combustibles fossiles et, de l’autre, par le triomphe des fournisseurs d’énergie verte. Il y aura des gagnants et des perdants dans les deux camps.
Les pays producteurs de métaux qui exploiteront simultanément leurs ressources vertes seront les seuls à s’enrichir.
Vers une implosion de l’Opep
Pendant la transition le monde continuera à consommer des hydrocarbures. L’Agence internationale de l’énergie (AIE) prévoit que la demande en pétrole atteindra son pic avant 2030, mais les coups d’arrêt au verdissement que l’on a pu observer en 2023 montrent qu’elle ne devrait pas refluer rapidement. Dans le même temps la pression des investisseurs et les doutes sur la demande à long terme font que seules les entreprises des Etats du Golfe et d’Amérique latine dépensent de grosses sommes pour prolonger l’approvisionnement. Cela va concentrer les juteuses rentes pétrolières entre les mains d’une poignée réduite d’exportateurs. Au final, l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep), dont les membres sont en désaccord sur la meilleure façon d’aborder la transition, pourrait imploser, permettant à des pétro-Etats à bas coût de s’emparer de nouvelles parts de marché. La demande de gaz se maintiendra encore plus longtemps, ce qui permettra au trio qui en exporte le plus sous forme liquide (Amérique, Australie et Qatar) d’engranger de substantiels bénéfices. Même le charbon conservera son attrait jusque dans les années 2040. Aussi longtemps que la grande consommatrice d’énergie qu’est l’Asie en demandera, l’Australie et l’Indonésie, les mieux placées pour desservir la région, n’auront aucun scrupule à empocher des dollars sales.
Mais, tandis que la richesse pétrolière continuera d’affluer, de nombreux pétro-Etats échoueront à préparer leur économie pour l’avenir et finiront par en pâtir. Les importateurs d’énergie en Afrique, en Europe et en Asie devront régler leurs hydrocarbures au prix fort. La reprise de l’économie mondiale entraînera une augmentation de la demande de pétrole alors même que l’Europe et l’Asie rivaliseront pour se procurer du gaz. Sauf crash mondial, les pays importateurs, de l’Allemagne au Japon, pourraient connaître des prix élevés pendant encore une décennie, voire plus.
Les conséquences de l’électrification seront elles aussi nuancées. La ruée pour atteindre les objectifs de décarbonation va créer une forte demande pour les métaux (cobalt, cuivre, lithium et nickel) essentiels au fonctionnement des centrales électriques vertes, des réseaux et des véhicules électriques. En 2024 cette perspective pourrait accentuer les inquiétudes économiques à moyen terme, ce qui provoquerait une nouvelle flambée des prix des métaux. Toutefois, avec des technologies propres encore en mutation, une demande s’ajustant à la hausse des prix et de nouveaux approvisionnements importants, le marché de nombre de ces minéraux pourrait connaître des périodes de fortes turbulences, ce qui prendrait les exportateurs à contrepied. Beaucoup de ces pays, inexpérimentés en matière d’exploration minière, auront du mal à gérer la volatilité. Le coût de la difficile mise à l’arrêt intermittente des mines et la dispersion géographique des gisements rendent improbable la création d’une Opep des métaux. Seule une poignée des plus avisés s’enrichiront en vendant du vert.
Par ailleurs, le boom ne durera pas éternellement : une fois qu’il y aura suffisamment d’éoliennes en activité et de voitures électriques sur les routes, l’appétit pour les métaux verts se stabilisera à un niveau moindre. Des rentes plus durables échoiront aux pays en mesure d’exploiter un fort ensoleillement, des vents réguliers et des cours d’eau abondants pour produire en quantité une électricité verte dont ils n’auront pas l’usage. Dans certains cas la dotation inégale des ressources exacerbera les différences régionales : la mer du Nord venteuse et la Méditerranée ensoleillée devraient s’en sortir, tandis que la nuageuse Europe continentale sera à la peine. Les plus chanceux seront les pays pouvant combiner plusieurs types de ressources leur permettant d’assurer une fourniture continue d’énergie renouvelable. Les pays à faible population pourront mettre à profit leur production excédentaire pour attirer sur leur territoire des industries à forte consommation énergétique. D’autres chercheront à exporter leurs excédents, sous forme d’électrons ou sous celle de carburants liquides. Les superpuissances énergétiques de la transition seront celles qui, ignorant les critiques, joueront sur tous les tableaux : elles continueront à fourguer des énergies fossiles et à creuser des mines tout en boostant les renouvelables. Aucun pays ne fait tout ça pour l’instant. Les plus gros lots de la transition sont encore à saisir.