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Quand les galeries d’art font les frais de l’embourgeoi­sement

- Sarah Tomlinson

La situation est précaire pour certaines galeries d'art à Toronto en raison du coût de la vie. Même avec les subvention­s pu‐ bliques, plusieurs d'entre elles peinent à joindre les deux bouts et doivent trou‐ ver d'autres solutions.

C'est notamment le cas de la galerie Propeller, située près de l'intersecti­on des rues Queen Ouest et Duffe‐ rin.

Propeller a été fondée en 1996 par un groupe de diplô‐ més de l'Université de l’École d’art et de design de l’Ontario (OCAD) pour offrir un espace aux artistes émergents d'ex‐ poser leurs oeuvres au public.

Pendant des années, la galerie louait l'espace d'Arts‐ cape jusqu'à ce que la fonda‐ tion fasse faillite l'année der‐ nière. Depuis, ses membres envisagent d'acheter l'es‐ pace.

Ils ont alors décidé de faire une levée de fonds pour amasser 150 000 dollars. Jus‐ qu'à maintenant, le groupe en a amassé plus de 60 000.

Préserver un espace vi‐ tal à la communauté

Michelle Letarte, une membre de Propeller, veut à tout prix que la galerie sur‐ vive pour préserver l'espace qu'elle qualifie d'essentiel pour la communauté artis‐ tique torontoise.

En effet, la galerie offre un espace à une quarantain­e de membres et accorde aussi une place aux artistes émer‐ gents en leur accordant leur propre exposition en début d'année.

Ça montre que notre gale‐ rie fait partie de la commu‐ nauté. Il y a énormément d'artistes émergents qui ont besoin d'endroits pour expo‐ ser leur travail.

Michelle Letarte, artiste et membre de la galerie Propel‐ ler

Même son de cloche pour l'artiste Jacques Descoteaux, lui aussi membre de la gale‐ rie Propeller.

Sans les galeries, les oeuvres de certains artistes ne seraient jamais dévoilées au grand jour, croit-il.

C'est vraiment difficile d'être artiste chez soi. On veut vivre en communauté. Personne ne veut créer des oeuvres dans son sous-sol ou dans un grenier qui ne se‐ ront peut-être jamais vues.

Jacques Descoteaux, ar‐ tiste et membre de la galerie Propeller

Louer un sous-sol

La galerie Propeller n'est pas la seule en ville à tenter de trouver des solutions d’aménagemen­t.

Les propriétai­res de la ga‐ lerie The Plumb, par exemple, ont décidé de s’ins‐ taller au nord du centre-ville dans le sous-sol d’un bâti‐ ment.

Un bâtiment de 50 000 pieds carrés sur la rueKing aurait été ma préférence, confie Daniel Hunt, le cofon‐ dateur de la galerie.

En même temps, l'idée d'une galerie dans un soussol frappe en quelque sorte l'imaginaire des artistes et des clients.

Il y a un élément très ex‐ centrique chez nous. J'aime que les gens qui nous visitent aient à faire une recherche pour nous trouver, au lieu de pouvoir nous découvrir par hasard au centre-ville.

Daniel Hunt, cofondateu­r de la galerie The Plumb

Les 19 membres de la ga‐ lerie se partagent le loyer, in‐ dique Daniel Hunt. Certains reçoivent des subvention­s gouverneme­ntales pour leurs projets individuel­s.

Selon lui, c'est la façon la plus durable de gérer une ga‐ lerie et d'être artiste.

Même si nous aimerions penser que les gouverne‐ ments peuvent aider les arts, ils ne sont pas aussi réceptifs qu'ils devraient l'être, et ce n'est pas nécessaire­ment leur faute. C'est le rôle de la bureaucrat­ie. Les artistes doivent donc accélérer leur carrière eux-mêmes, et sou‐ vent l'autofinanc­ement et le réseautage avec les collec‐ tionneurs d'art suffisent à long terme.

Daniel Hunt, cofondateu­r de la galerie The Plumb

Un financemen­t gouver‐ nemental insuffisan­t

Le budget annuel total du Conseil des arts de Toronto est d'environ 26 millions de dollars. Selon Rupal Shah, la directrice des politiques et des programmes, plus de 23 millions de dollars du budget sont investis directemen­t dans les subvention­s pour les organismes artistique­s et les artistes individuel­s.

Pour ce qui est du finan‐ cement consacré aux arts vi‐ suels, l'agence municipale oc‐ troie environ 1,8 million de dollars par an.

Puisque le budget total n'a pas augmenté depuis les dernières années, Rupal Shah estime que la valeur des fonds octroyés aux ar‐ tistes diminue.

Notre financemen­t n'a pas suivi l'inflation et le coût de la vie, ce qui signifie que notre pouvoir d'octroi de subven‐ tions a diminué.

Rupal Shah, directrice des politiques et des pro‐ grammes au Conseil des arts de Toronto

Une contributi­on écono‐ mique importante

Face à la situation écono‐ mique actuelle, la volonté des gouverneme­nts de sou‐ tenir les arts est mise à l'épreuve, selon Shoshanah Goldberg-Miller, professeur­e à l'Université de l'État de l'Ohio qui étudie la pérennité du secteur artistique dans plusieurs grandes villes, dont New York et Toronto.

Elle souligne que les gou‐ vernements peuvent profiter de l'investisse­ment dans les arts à long terme.

Les galeries dynamisent une ville. Elles bâtissent sa réputation et attirent davan‐ tage de résidents et de tou‐ ristes.

Shoshanah Goldberg-Mil‐ ler, professeur­e de l'Univer‐ sité de l'État de l'Ohio

D'ailleurs, c'est ce que confirment les données de Galeries Ontario, une asso‐ ciation représenta­nt des mil‐ liers de galeries d'art.

Selon l'organisme, chaque dollar investi dans les gale‐ ries d'art à but non lucratif génère un rendement social de 4 dollars. De plus, en 2022, le secteur des arts a in‐ jecté quelque 27 milliards de dollars dans l'économie de l'Ontario, soit 3,4 % du pro‐ duit intérieur brut (PIB).

À l'échelle nationale, le PIB culturel du Canada a aug‐ menté de 8,2 % en 2022 par rapport à l'année précédente, selon un rapport publié de Statistiqu­e Canada publié en juin.

Un cercle vicieux

Lorsque la situation éco‐ nomique à un endroit de‐ vient de plus en plus pré‐ caire, les artistes choisissen­t de s'établir ailleurs. Shosha‐ nah Goldberg-Miller estime que cela fait partie d'un cycle normal qui se perpétue sou‐ vent dans les villes métropo‐ litaines.

Les artistes choisissen­t de s'installer dans des endroits peu développés pour des rai‐ sons d'abordabili­té, explique la chercheuse.

Les artistes sont comme des abeilles. Ils iront là où se retrouve leur public et souvent, lorsqu'un quartier artistique devient trop dé‐ veloppé, les gens qui s'inté‐ ressent aux arts choi‐ sissent aussi de déména‐ ger. Les artistes doivent donc choisir un nouvel en‐ droit ou une nouvelle façon de réussir en vivant de leur passion.

Shoshanah Goldberg-Mil‐ ler, professeur­e de l'Univer‐ sité de l'État de l'Ohio

À ce sujet, un changement de culture serait nécessaire, affirme Julie Bérubé, profes‐ seure à l'Université du Qué‐ bec et cotitulair­e de la Chaire de recherche en économie créative et mieux-être du

Fonds de recherche du Qué‐ bec.

Selon ses recherches, plu‐ sieurs galeries à Montréal et ailleurs au pays sont confron‐ tées aux mêmes défis et sont souvent obligées de fermer leurs portes en raison de l'augmentati­on des loyers.

C'est inacceptab­le comme situation, dit-elle. Les artistes ne devraient pas devoir quit‐ ter un endroit aussitôt que ça devient inabordabl­e.

Il faut avoir des loyers protégés et d'autres formes de protection pour les ar‐ tistes. Mais il faut que ça vienne des pouvoirs publics parce que les artistes n'ont pas nécessaire­ment la légiti‐ mité de refuser de bouger.

Julie Bérubé, professeur­e à l'Université du Québec

Le dernier recours

Quoi qu'il en soit de la le‐ vée de fonds, Michelle Le‐ tarte voudrait à tout prix évi‐ ter que la galerie Propeller ait à déménager.

On est dans un quartier très intéressan­t, Queen Ouest, et pour trouver un autre espace, nous devrions probableme­nt aller plus loin, vers l'extérieur de la ville.

Donc, ce n'est pas idéal, ren‐ chérit-elle.

On voudrait tout simple‐ ment être propriétai­re de notre de notre galerie et d'être propriétai­re de notre avenir, partage Jacques Des‐ coteaux.

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