Radio-Canada Info

La frontière canado-américaine, nouvelle porte d’entrée du fentanyl

- Romain Schué

La scène se déroule début juin, à Détroit, à la sortie du pont Ambassador qui relie le Canada et les ÉtatsUnis.

Comme ils le font réguliè‐ rement, les agents frontalier­s américains inspectent des ca‐ mions de marchandis­es pro‐ venant du Canada.

Mais devant l’un d'entre eux, un chien de la brigade frontalièr­e repère une odeur suspecte dans une cargaison de colis postaux internatio‐ naux.

En fouillant le véhicule, les douaniers découvrent plu‐ sieurs sacs de plastique fer‐ més contenant de petites pi‐ lules bleues. Des comprimés de fentanyl.

Au total, un peu moins de trois kilogramme­s de ce puis‐ sant opioïde sont saisis. Il s'agit d'une quantité record dans ce secteur de la fron‐ tière nord-américaine, selon le Service des douanes et de la protection des frontières des États-Unis.

Cette découverte est la plus importante du genre [dans la zone frontalièr­e de Détroit] et l'une des plus im‐ portantes saisies de fentanyl entrant à la frontière nord au cours des cinq dernières an‐ nées, explique Youssef Fa‐ waz, porte-parole des autori‐

tés américaine­s.

Les autorités améri‐ caines préoccupée­s par la frontière avec le Canada

Cette récente saisie de fentanyl illustre bien un phé‐ nomène nouveau, qui semble prendre de l’ampleur à la frontière canado-améri‐ caine, selon les autorités et de nombreux élus améri‐ cains.

Et le gouverneme­nt cana‐ dien en a conscience, selon une note confidenti­elle obte‐ nue grâce à la Loi sur l'accès à l’informatio­n.

Les États-Unis sont préoc‐ cupés par le trafic de drogue à la fois à leurs frontières nord et sud, peut-on lire dans ce document inédit de trois pages, préparé l’au‐ tomne dernier pour le mi‐ nistre canadien de la Sécurité publique, en vue d’une ren‐ contre avec son homologue américain.

Depuis 2016, plus de 36 400 overdoses [surdoses] mortelles ont été comptabili‐ sées au Canada et cette crise de fentanyl coûte la vie à 20 Canadiens chaque jour, est-il également mentionné dans cette synthèse.

Aux États-Unis, cette drogue, qui peut être 50 fois plus puissante que l'héroïne, est directemen­t responsabl­e d’environ 150 décès chaque jour, d'après la principale agence de santé publique américaine.

Un trafic en pleine mu‐ tation

Comparativ­ement aux sai‐ sies de fentanyl à la frontière américano-mexicaine, celles faites plus au nord étaient jusqu’alors marginales.

Habituelle­ment, la majo‐ rité du fentanyl traverse la frontière sud [entre le Mexique et les États-Unis]. [Il] est produit et trafiqué par des groupes criminels organi‐ sés basés au Mexique qui uti‐ lisent des précurseur­s chi‐ miques importés principale‐ ment de Chine, spécifient ces notes d’informatio­n prépa‐ rées par Ottawa.

Mais ce type de trafic est en pleine mutation. Comme l’a d’ailleurs révélé Radio-Ca‐ nada, plus de 350 groupes criminels sont désormais im‐ pliqués dans le marché du fentanyl au Canada.

C’est le cas, par exemple, du cartel de Sinaloa, l’un des plus puissants au monde, ex‐ plique Valentin Pereda, pro‐ fesseur adjoint à l’École de criminolog­ie de l’Université de Montréal.

Pour ces groupes, le fen‐ tanyl présente énormément d’avantages. Tu peux pro‐ duire massivemen­t et rapide‐ ment des pilules. Et si tu as des routes et des infrastruc‐ tures de transport pour pas‐ ser la frontière, comme l’ont déjà les cartels, c’est telle‐ ment facile, détaille-t-il.

On vit une minirévolu­tion dans le trafic de drogue. Le fentanyl peut se produire fa‐ cilement et rapidement.

Valentin Pereda, cher‐ cheur à l’Université de Mon‐ tréal

Au cours des dernières années, selon des informa‐ tions obtenues par Radio-Ca‐ nada, plusieurs membres du cartel de Sinaloa et d’autres organisati­ons mexicaines ont noué des liens avec des groupes criminels canadiens, en utilisant l’absence de visa pour les ressortiss­ants mexi‐ cains - rétabli depuis quelques mois - afin de se rendre au Canada avec une fausse identité.

Ces relations d’affaires ont été récemment confirmées par le Service canadien de renseignem­ents criminels (SCRC).

Plusieurs réseaux [crimi‐ nels canadiens] ont diversifié leurs sources d’approvisio­n‐ nement et élargi leur sphère d’activité pour se livrer à la production et à l’importatio­n de cocaïne, de méthamphé‐ tamine ou de fentanyl, peuton lire dans le plus récent rapport du SCRC, réalisé en décembre 2023.

Certains groupes qui pro‐ duisaient de la méthamphé‐ tamine, par exemple, semblent maintenant aussi en faire l’importatio­n du Mexique. Le marché du fen‐ tanyl [...] pourrait connaître une évolution similaire dans un avenir proche.

Extrait du rapport 2023 sur le crime organisé par le SCRC

Aux points d’entrée du Ca‐ nada, l’Agence des services frontalier­s (ASFC) a elle aussi observé une tendance simi‐ laire.

Au cours des dernières années, l'ASFC a constaté une augmentati­on des importa‐ tions de précurseur­s chi‐ miques destinés à la produc‐ tion nationale de drogues illégales, signale une porteparol­e de l’organisati­on fédé‐ rale.

L'ASFC continue de saisir du fentanyl et d'autres sub‐ stances contrôlées, en plus de précurseur­s chimiques pouvant être utilisés dans la production de drogues syn‐ thétiques illégales.

Karine Martel, porte-pa‐ role de l’ASFC

De nombreux laboratoir­es clandestin­s ont d’ailleurs pro‐ liféré au Canada, notamment au centre et dans l’ouest du pays, pour produire, avec l’aide des précurseur­s impor‐ tés, cette pilule de fentanyl.

Il est très probable, ap‐ prend-on dans les notes confidenti­elles destinées au ministre de la Sécurité pu‐ blique, que le crime organisé produise du fentanyl au Ca‐ nada. Puis, une part de cette production s’en va dans un autre pays, est-il précisé.

Des saisies aux États-Unis, en Australie et dans d’autres pays indiquent qu’une partie de cette production [de fen‐ tanyl au Canada] est destinée à l’export [exportatio­n].

Notes d’informatio­n desti‐ nées au ministre de la Sécu‐ rité publique

Ce stratagème n’a rien de surprenant, avance le cher‐ cheur Valentin Pereda.

Les cartels peuvent main‐ tenant produire [des pilules] à grande vitesse et il y a eu une hausse de la demande, puisque la crise des opioïdes s’étend dans toute l’Amérique du Nord. L’offre s’est donc ajustée, souligne-t-il.

Les autorités américaine­s ont d’ailleurs lancé l’opéra‐ tion Plaza Spike, au prin‐ temps, pour cibler directe‐ ment les cartels, comme ce‐

lui de Sinaloa.

Une frontière moins ris‐ quée et moins surveillée

La quantité exacte de fen‐ tanyl passant la frontière ca‐ nado-américaine est cepen‐ dant difficile à évaluer. Chose certaine, l’immense majorité de ces pilules, qui se re‐ trouvent sur le marché amé‐ ricain, arrivent toujours par voie terrestre, depuis le Mexique.

Elles peuvent être cachées dans des sacs ou des valises, des pneus, des cartons, des caisses de fruits et légumes, des boîtes de conserve ou même sous le chandail d’un individu.

Si la situation est encore très différente plus au nord sur le continent, les saisies dans les villes américaine­s, à proximité du Canada, se mul‐ tiplient.

À Détroit, par exemple, 110 kilos de fentanyl ont été trouvés pour le seul mois de mai.

Le même mois, à une trentaine de minutes seule‐ ment de la Colombie-Britan‐ nique, l’Agence antidrogue américaine (DEA) a saisi 16 kilos de poudre de fentanyl et 60 000 comprimés de fen‐ tanyl. Assez pour tuer poten‐ tiellement 1,6 million de per‐ sonnes, selon les forces de l’ordre.

Quatre migrants origi‐ naires du Honduras ont été arrêtés et ils n’avaient aucun statut légal aux États-Unis, a confié une porte-parole de la justice américaine à RadioCanad­a. Avaient-ils des liens au Canada? Ces informatio­ns ne sont pas publiques pour l’instant, a-t-elle répondu.

Dans ce même secteur, dans l'État de Washington, les activités criminelle­s liées au fentanyl sont nom‐ breuses. À la mi-juin, le bu‐ reau du shérif du comté local a aussi intercepté 21 000 comprimés de fentanyl.

C’est une tendance, oui, de voir ces groupes passer la frontière entre le Canada et les États-Unis, reconnaît Va‐ lentin Pereda.

S’il y a des routes qui ferment au sud ou qui sont plus surveillée­s, d’autres vont être exploitées. Le grand avantage de la frontière avec le Canada, c’est qu’elle est moins risquée, moins vio‐ lente, moins surveillée. Il y a moins de concurrenc­e, moins de groupes rivaux, assure-t-il.

De son côté, la Gendar‐ merie royale du Canada (GRC) reste prudente. Il y au‐ rait peu ou pas de preuves, à ce jour, que le fentanyl pro‐ duit au Canada constitue une menace grandissan­te pour les États-Unis.

Le Canada est un produc‐ teur connu de fentanyl et nous travaillon­s sans relâche avec nos partenaire­s afin de repérer les facteurs de vulné‐ rabilité à la frontière.

Kim Chamberlan­d, porteparol­e de la GRC

Ottawa prend la situa‐ tion très au sérieux

Au cours des dernières se‐ maines, plusieurs élus améri‐ cains sont néanmoins mon‐ tés au créneau pour lancer un avertissem­ent et inviter la Maison-Blanche à réagir.

Selon le représenta­nt ré‐ publicain Mike Lawler, les quantités saisies de fentanyl à la frontière nord depuis le début de l’année pourraient tuer plus de 270 millions d’Américains.

Nous devons agir rapide‐ ment pour sécuriser les fron‐ tières de notre pays, indique l’élu de l’État de New York, par voie de communiqué.

Fin mai, la sénatrice dé‐ mocrate du New Hampshire Jeanne Shaheen a elle aussi élevé la voix. Le danger de l’épidémie de fentanyl exige davantage d’action de la part du Congrès. Nous avons be‐ soin de plus de financemen­t, nous avons besoin de plus d'agents à nos frontières, a-telle déclaré.

Au Canada, le ministre de la Sécurité publique, Dominic LeBlanc, affirme prendre très au sérieux cette probléma‐ tique qui fait des ravages dans nos communauté­s. Un Forum sur la criminalit­é transfront­alière a d’ailleurs été relancé dans les deux dernières années.

Nous continuero­ns à pré‐ coniser une approche cen‐ trée sur la répression du dé‐ tournement de produits chi‐ miques, de la production clandestin­e et du trafic de stupéfiant­s, ainsi que le sou‐ tien aux utilisateu­rs dans le but de mettre fin à la crise des opioïdes.

Jean-Sébastien Comeau, porte-parole du ministre de la Sécurité publique, Dominic LeBlanc

Malgré ce discours poli‐ tique, Ottawa n'a pas aug‐ menté ses ressources à la frontière. Comme l’a dévoilé Radio-Canada, le nombre d'agents de la GRC respon‐ sables de surveiller les points d’entrée non officiels entre le Canada et les États-Unis a même été revu à la baisse.

Avec la collaborat­ion de Aude Garachon

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