Radio-Canada Info

Passages clandestin­s du Canada : la nouvelle « crise » américaine

- Romain Schué

MOOERS, NEW YORK - Il est 4 h 40. Le soleil ne s’est pas encore levé sur Mooers, un petit village du nord de l’État de New York qui s’étire sur une large zone rurale, le long de la fron‐ tière.

En cette douce journée printanièr­e, les oiseaux sifflent, accompagna­nt le dé‐ marrage des premiers trac‐ teurs, habituelle­ment maîtres des lieux d’un sec‐ teur paisible, parsemé de multiples fermes et rési‐ dences familiales.

Mais en ce matin du dé‐ but de juin, comme tant d’autres depuis quelques mois, il n’y a pas que des écu‐ reuils et des lapins sur les sentiers et dans les bois voi‐ sins.

Tout de rouge vêtus, deux jeunes hommes sortent dis‐ crètement d’une forêt lon‐ geant la frontière canadoamér­icaine. Une cinquan‐ taine de mètres plus loin, trois autres en émergent eux aussi, marchant vers la route, téléphone à la main.

Parlez-vous anglais? Non, hindi

Ce sont quasiment les seuls mots que l’on arrivera à échanger avec ces migrants, dans la vingtaine à peine, qui viennent d’entrer clandesti‐ nement aux États-Unis à par‐ tir du Canada.

Ils se plantent alors dans le fossé, sans le moindre mouvement, en attendant vraisembla­blement qu’on vienne les chercher.

Un appel au 911 pour être transporté

Quelques instants plus tard, un troisième groupe surgit un peu plus loin sur le bord de la route, après avoir traversé la terre d’un fermier.

Téléphone à la main, l'un des migrants appelle sous nos yeux le 911, le numéro d’urgence des autorités amé‐ ricaines. Il ne parle pas, mais l’opérateur au bout de la ligne repère la provenance du coup du fil en décrivant le coin de rue précis à ses inter‐ locuteurs. Là encore, per‐ sonne ne bouge.

Quelques minutes plus tard, une fourgonnet­te blanche non identifiée s’ap‐ proche et active ses gyro‐ phares rouge et bleu. Une si‐ rène retentit. Tour à tour, chacun lève ses bras, pose sac à dos et téléphone à terre, avant de se faire fouiller par un agent améri‐ cain, visiblemen­t excédé par la situation. Tous sont em‐ barqués en un rien de temps.

Cette scène se répète plu‐ sieurs fois par jour, détaille peu après le major Nicholas Leon, responsabl­e de l’unité d’interventi­on du shérif du comté de Clinton.

Pour une rare fois, les au‐ torités américaine­s ont ac‐ cepté d'amener un média pa‐ trouiller dans ce territoire frontalier sensible, appelé le secteur Swanton, situé au sud du village québécois d’Hemmingfor­d.

Tout en surveillan­t les alentours, mains sur le vo‐ lant, en quête de nouvelles traversées illégales, l’adjoint du shérif avoue son étonne‐ ment face à ce modus ope‐ randi.

C’est un peu une surprise pour nous. Ils posent leurs bagages et attendent qu’on les emmène.

Nicholas Leon, adjoint du shérif du comté de Clinton (NY)

Apparemmen­t, explique-til, des passeurs leur conseillen­t cette stratégie au Canada, avant d’entrer dans ces bois. Et dès leur arrivée sur cette route américaine, poursuit l’agent, ils ne font plus rien.

Ils veulent être arrêtés, puis libérés, en sachant qu’ils devront aller au tribunal, peut-être plus tard. Mais d’ici là, ils seront déjà repartis, as‐ sure le major Leon.

Hausse de 400 % depuis janvier

Au fil des semaines, cette région est devenue le terri‐ toire préféré des passeurs et de leurs clients.

Jour et nuit, les agents américains multiplien­t les in‐ tervention­s le long de ces quelques kilomètres de fron‐ tière remplis de champs et de forêts, propices aux pas‐ sages clandestin­s. Sur ces routes de campagne, on trouve d’ailleurs régulière‐ ment vêtements, chaussures détrempées et bouteilles d’eau abandonnée­s.

À certains endroits, comme ici, ça ne prend que 15 minutes à pied pour tra‐ verser, commente l’adjoint du shérif, en désignant une clairière bien connue des au‐ torités. En passant par ces terrains ardus, les migrants tentent d’échapper à la vigi‐ lance de la Gendarmeri­e royale du Canada (GRC), pa‐ trouillant côté canadien avec des effectifs néanmoins limi‐ tés.

Et ils y parviennen­t aisé‐ ment. Depuis janvier, la hausse du nombre de pas‐ sages clandestin­s est vertigi‐ neuse, battant record sur re‐ cord.

Selon nos informatio­ns, près de 3000 intercepti­ons ont été effectuées pour le seul mois de mai dans le sec‐ teur de Swanton, à la fron‐ tière du Québec avec les États de New York et du Ver‐ mont. Le double du mois d’avril.

Il s’agit même d’une aug‐ mentation de plus de 400 % depuis le début de l’année. D’ores et déjà, les agents américains ont arrêté plus de personnes en 2024 que l’an passé.

La situation est hors de contrôle, dit en soupirant Da‐ vid Favro, assis derrière son bureau de la prison de Platts‐ burgh.

Ça se transforme de plus en plus en crise.

David Favro, shérif du comté de Clinton

Pour le shérif du comté de Clinton, la situation ac‐ tuelle se compare à une boule de neige qui dévale une colline. On ne peut plus l’arrêter. Ça va de mal en pis, et ça va encore empirer avant d’avoir un plan qui nous permettra de reprendre le contrôle, lâche-t-il.

On continue de voir une augmentati­on sans précé‐ dent d’entrées illégales à l’est de l’État de New York et au Vermont, confirme égale‐ ment le chef du secteur Swanton, Robert Garcia, dans un message publié sur les ré‐ seaux sociaux.

Si ce dernier mentionne l’arrestatio­n de milliers de personnes provenant de 83 pays, la grande majorité d’entre elles, comme l’a déjà révélé Radio-Canada, pro‐ viennent de l’Inde et ont d’abord fait escale aux aéro‐ ports de Toronto ou de Mon‐ tréal, avant d’être amenées vers ces bois.

Et contrairem­ent aux mi‐ grants mexicains qui traver‐ saient en grand nombre l’an passé avec l’aide de réseaux criminels, le traitement que leur réservent les autorités américaine­s est sensible‐ ment différent.

À cette époque, les forces de l’ordre n’hésitaient pas à arrêter ces migrants, puis à les mettre dans un avion, à Plattsburg­h, afin de les expul‐ ser dans leur pays d’origine, tout en publicisan­t ces ac‐

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