Radio-Canada Info

L’agricultur­e à petite échelle plus menacée que jamais dans le monde

- Ximena Sampson

Alors que les gens sont de plus en plus sensibilis­és aux enjeux de la souverai‐ neté alimentair­e, de la pro‐ duction locale et de l'agri‐ culture de proximité, dans la pratique, on s’en éloigne.

Les petits et moyens agri‐ culteurs ont des difficulté­s croissante­s à se financer, no‐ tamment en raison de l’aug‐ mentation en flèche du prix des terres cultivable­s.

Depuis 2008, le prix des terres a doublé à l’échelle mondiale; en Europe cen‐ trale, il a même triplé, selon les données rendues pu‐ bliques lundi par le Groupe internatio­nal d'experts sur les systèmes alimentair­es du‐ rables (IPES-Food), un groupe de réflexion internatio­nal à but non lucratif basé à Bruxelles.

Cette hausse s’explique, du moins en partie, par l’ac‐ caparement de terres, sous diverses formes, qui s'inten‐ sifie un peu partout dans le monde. De nouveaux acteurs sont entrés en jeu, tels que des fonds d'investisse­ment, des fonds de pension et des compagnies d'assurance, qui investisse­nt dans les terres comme placement, précise au téléphone Émile Frison, membre et fondateur d'IPES, expert en agroécolog­ie et en biodiversi­té agricole. C'est de la spéculatio­n, constate-t-il.

La crise alimentair­e mon‐ diale de 2007-2008 a en‐ traîné une ruée vers la terre. Les investisse­urs, les entre‐ prises agroalimen­taires et les fonds souverains se sont ap‐ proprié d’importante­s éten‐ dues de terres agricoles par‐ tout dans le monde. Si le phénomène s’est atténué de‐ puis ce temps-là, la tendance semble être là pour de bon, souligne l’IPES.

La terre est ainsi transfor‐ mée en un actif financier, au détriment de l’agricultur­e à petite et moyenne échelle, dénonce le groupe d’experts.

Les terres agricoles sont un investisse­ment sûr et la volatilité est généraleme­nt inférieure à celle des princi‐ paux investisse­ments cotés en bourse, note la société britanniqu­e immobilièr­e et de courtage Savills, dans son rapport de septembre 2023 sur les terres agricoles.

Malgré un taux de crois‐ sance plus lent, les terres agricoles mondiales conti‐ nuent de bien performer par rapport aux autres classes d'actifs, en particulie­r à long terme, et avec la demande grandissan­te en terres agri‐ coles, nous prévoyons que cette tendance se poursuive. Rapport de Savills

Entre 2005 et 2017, les fonds de pension, les compa‐ gnies d'assurance et autres fonds d'investisse­ment ont injecté plus de 45 milliards de dollars américains en achat de terres agricoles.

Des terres environ deux fois plus grandes que l'Alle‐ magne ont été accaparées dans le cadre d'accords transnatio­naux dans le monde entier depuis 2000, et 87 % des accapareme­nts de terres ont lieu dans des ré‐ gions à forte biodiversi­té.

L’accapareme­nt vert

À cela s’ajoute un phéno‐ mène récent, l’accapareme­nt à des fins environnem­en‐ tales, qui a représenté ces dernières années environ 20 % des transactio­ns foncières à grande échelle, selon l’IPES. Il peut s’agir de projets de compensati­on carbone et de biodiversi­té, ainsi que des ini‐ tiatives de conservati­on ou de production de carburants propres.

C’est quelque chose qui croît très rapidement et on craint que ça ne continue de s'accélérer, note M. Frison.

Les engagement­s des gouverneme­nts en matière d'éliminatio­n du carbone d'origine terrestre totalisent près de 1,2 milliard d'hec‐ tares, soit l'équivalent de la totalité des terres cultivées dans le monde, souligne l’IPES, qui prévoit que les marchés de compensati­on carbone vont quadrupler au cours des sept prochaines années.

On risque de voir de plus en plus de petits agriculteu­rs et de peuples autochtone­s privés de leurs terres pour des raisons de séquestrat­ion de carbone ou d’engage‐ ments pour la conservati­on de la biodiversi­té.

Émile Frison, membre d'IPES, expert en agroécolo‐ gie

La situation est particuliè‐ rement catastroph­ique en

Afrique subsaharie­nne et en Amérique latine.

Ainsi, la société émiratie Carbone bleu a signé des en‐ tentes pour mener des pro‐ jets carbone sur 25 millions d’hectares dans cinq pays africains, le Zimbabwe, la Zambie, le Kenya, le Liberia et la Tanzanie. Les terres achetées par l’entreprise, qui correspond­ent à 20 % du Zimbabwe et à 10 % de la Zambie, équivalent à la su‐ perficie du Royaume-Uni, rapporte CNN.

La société compte com‐ mercialise­r ces crédits car‐ bone, les vendant aux entre‐ prises et aux gouverneme­nts afin de compenser la pollu‐ tion climatique qu’ils gé‐ nèrent.

Mais ces forêts sont sou‐ vent habitées par des pro‐ priétaires fonciers autoch‐ tones et coutumiers, qui ne possèdent pas de titres de propriété et sont expulsés pour ouvrir la voie aux pro‐ jets.

Les développem­ents im‐ mobiliers et les projets mi‐ niers empiètent également sur les terres agricoles.

L’accès à la terre me‐ nacé

Ces pressions s’ajoutent les unes aux autres de telle sorte que le prix des terres augmente au point d’en de‐ venir prohibitif.

Il devient quasiment im‐ possible d'acheter des terres, à cause des prix exorbitant­s, estime M. Frison. Cela em‐ pêche le renouvelle­ment des jeunes agriculteu­rs, qui ne peuvent plus rentrer dans la vie agricole.

Le problème ne se limite pas qu'aux pays du Sud.

Au Canada, le prix moyen des terres cultivable­s a aug‐ menté de 11,5 % en 2023. Au cours de la dernière décen‐ nie (2014 à 2023), la hausse moyenne annuelle a été de 9,1 %.

L’abordabili­té des exploi‐ tations agricoles au Canada atteint le pire niveau en plus de trois décennies, souligne Financemen­t agricole Canada (FAC) dans son dernier rap‐ port.

Entre 2010 et 2022, la va‐ leur des terres agricoles a presque quadruplé au Qué‐ bec et en Ontario, et elle a plus que triplé à l’échelle du Canada.

Au Québec, l’augmenta‐ tion a été de 13,3 % entre 2022 et 2023. En Montérégie, la valeur de l’acre (une me‐ sure de surface équivalant à 0,404686 hectare) est passée de 2931 $ en 2003 à 22 100 $ en 2023.

Une situation qui inquiète le président de l’Union des producteur­s agricoles (UPA), Martin Caron. De plus en plus de non-producteur­s ac‐ quièrent des terres, alors que les agriculteu­rs, eux, n’ont plus les moyens de le faire, constate-t-il.

Le coût des terres est pré‐ sentement beaucoup plus élevé que leur valeur agrono‐ mique, explique-t-il.

Quand tu payes plus cher que la valeur agronomiqu­e, ça veut dire que tu es vrai‐ ment en mode spéculatio­n et que tu penses revendre la terre plus cher que tu ne l’as achetée.

Martin Caron, président de l’UPA

Qui sont ces acheteurs? Impossible de le savoir, puisque le Québec n’a pas de registre public des transac‐ tions foncières. C’est pour‐ tant un besoin pressant pour quantifier l’ampleur des ventes, estime l’UPA.

Même s’il n’existe pas de base de données complète, en observant la situation sur le terrain, l'UPA constate que la proportion d’entreprise­s non agricoles qui acquièrent des propriétés en zone agri‐ cole grimpe constammen­t depuis 2009. En Estrie, cette proportion est passée de 9 % en 2010 à 54 % en 2021. L’or‐ ganisme remarque égale‐ ment une augmentati­on des acheteurs issus du secteur de la gestion.

Le modèle agricole qué‐ bécois, composé de fermes familiales et de proximité, propriétai­res de leur fonds de terre et ayant l’agricultur­e comme occupation princi‐ pale, est en déclin.

Mémoire de l'UPA soumis à la consultati­on nationale sur le territoire et les activités agricoles

Concentrat­ion terres des

Il n’y a pas que l’accapare‐ ment qui représente une me‐ nace pour les petits exploi‐ tants. Le regroupeme­nt des entreprise­s agricoles est éga‐ lement un problème.

Il y a une concentrat­ion de plus en plus forte vers de très grandes exploitati­ons au détriment des petits agricul‐ teurs, précise Émile Frison.

Environ 70 % des terres agricoles de la planète sont contrôlées par seulement 1 % des plus grandes exploita‐ tions agricoles.

En Amérique du Nord et en Europe, on observe une tendance vers des exploita‐ tions de plus grande étendue et vers la disparitio­n des pe‐ tites exploitati­ons, note l’IPES. Les fermes qui aupara‐ vant étaient qualifiées de taille moyenne sont mainte‐ nant considérée­s comme pe‐ tites.

Cette tendance est bien présente chez nous.

Au Canada, entre 2001 et 2021, ce sont 57 000 exploi‐ tations qui ont disparu, soit plus de sept par jour. En même temps, la superficie moyenne des fermes a aug‐ menté, passant de 676 à 809 acres (de 273,6 à 327,4 hec‐ tares).

Au Québec, la surface to‐ tale que possèdent les 350 plus grands propriétai­res est passée de 9 % à 13 % de la superficie cultivable entre 2007 et 2023, selon les don‐ nées du MAPAQ.

La superficie minimale dé‐ tenue par les 20 plus grands propriétai­res terriens a, quant à elle, plus que doublé, passant de 1299 ha à 2637 ha entre 2007 et 2023.

Il est temps d’agir pour permettre aux agriculteu­rs de la relève de démarrer leur entreprise, soutient Martin Caron. Outre le registre fon‐ cier des acquisitio­ns agri‐ coles, son organisme réclame un plafonneme­nt du nombre d'acres qui peuvent être achetés, la mise en place d’une fiducie foncière pour aider les jeunes agriculteu­rs, ainsi que des outils pour évi‐ ter l’achat par des fonds d’in‐ vestisseme­nt.

Si on laisse aller cet acca‐ parement des terres, on met à risque le modèle d'agricul‐ ture qu'on a ici au Québec, et on met à risque aussi la sécu‐ rité alimentair­e des gens.

Martin Caron, président de l’Union des producteur­s agricoles

Une situation dénoncée par la commissair­e au déve‐ loppement durable dans son dernier rapport, le 25 avril dernier. Janique Lambert y blâmait le MAPAQ pour son inaction concernant la pro‐ tection du territoire agricole du Québec, bien qu’il soit au courant des menaces qui planent sur sa pérennité.

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